Encré sous ma peau Tome 6
1. Alice
Je pousse la porte du bureau, un gobelet de café fumant à la main. La nuit chez Chloé a été longue, on a tenté par tous les moyens de la réconforter après son entrevue d’hier soir avec Pierre. Et la venue de ses parents ce matin n’a rien arrangé. Ses sanglots résonnent encore dans ma tête alors que je m’installe dans mon fauteuil.
J’allume mon ordinateur et mon regard se pose sur le bureau de David de l’autre côté. Mon cœur se serre et s’emballe en même temps en le voyant concentré sur son écran. Il n’a pas changé, j’ai toujours l’impression de voir le jeune adolescent de dix-sept ans qui m’a invitée au cinéma pour notre premier rendez-vous.
Pourquoi est-ce que je continue à travailler ici ? Pour lui ?
Après tout ce qui s’est passé entre nous… Cette nuit qu’on a partagée, ses baisers brulants sur ma peau, ses promesses murmurées au creux de mon oreille, tous ces souvenirs qui sont remontés depuis. L’amour qu’on avait. La douleur. L’abandon.
Je maintiens une distance froide, comme si rien ne s’était passé. Je n’en ai même pas parlé aux filles, alors même que je ne cache rien à Lilou. Je crois que j’espère qu’en évitant le sujet j’oublierai. Mais le voir tous les jours n’aide pas vraiment dans le processus.
David lève la tête et me lance son plus beau sourire, et mon traitre de palpitant s’emballe encore.
Il est toujours aussi beau.
Je secoue la tête, tentant de chasser les pensées qui tentent de s’insinuer dans mon esprit. Je ne peux pas me permettre de retomber dans ce piège, me laisser aller et le laisser revenir dans ma vie. Pas après avoir vu l’état de Chloé. Son cœur brisé, ses espoirs réduits en cendres. C’est une douleur que je connais trop bien, et que je me suis juré de ne plus jamais ressentir.
Mais je ne sais pas vraiment comment faire. David a ce pouvoir sur moi, cette attraction magnétique à laquelle j’ai tant de mal à résister. C’était déjà le cas quand on était jeunes et je dois me résigner à avouer que c’est toujours d’actualité. Chaque fois que nos regards se croisent, chaque fois que sa main effleure la mienne par inadvertance, je sens mon cœur s’emballer malgré moi.
Je devrais le haïr, mais je n’y arrive pas, je n’ai jamais réussi, et ce qu’il a fait pour Lilou ne m’aide pas. S’il n’avait pas été là, on aurait échoué à sauver Lilou de ses parents.
Mais je ne peux pas me laisser aller. Je dois me concentrer sur mon travail. C’est pour ça que je suis ici, après tout. Pas pour retomber dans les bras de David, pas pour risquer de finir comme Chloé avec le cœur en miettes.
Je m’oblige à détourner le regard de son bureau et à me plonger dans les dossiers qui m’attendent. On ne fait que travailler ensemble, travailler pour lui ne veut pas dire que je lui pardonne tout ce qu’il m’a fait, à moi et à ma famille. Je ne pourrai jamais lui pardonner et encore moins lui laisser une seconde chance. Même si chaque fibre de mon être me pousse vers lui, même si nos souvenirs joyeux me donnent envie de lui laisser une chance.
Je ne peux pas revivre ça. Je ne survivrai pas à un autre cœur brisé.
Je reprends mon travail en soupirant.
Les dossiers s’empilent sur mon bureau, une montagne de paperasse qui semble ne jamais diminuer. C’est nécessaire pour scanner tous ces papiers et faire de la place. C’est une des taches que j’ai entamées quand j’ai démarré ici, mais je ne pensais pas qu’ils en auraient autant.
Après plus d’une heure de tri, je prends la direction de la cuisine pour me faire couler un café. Tom et Enzo sont déjà là et rient en buvant leurs tasses.
– Ça va, Alice ?
– J’ai besoin d’un café. Ou deux même. Et vous ?
– Ça va, on parlait du prochain camp d’ado. Tu voudrais pas venir nous aider ? On serait pas trop de trois.
– Je ne suis pas sûre de supporter vos délires dans les bois, je ne suis pas douée en jeu de conquêtes.
Ils ricanent et continuent d’essayer de me convaincre. C’est agréable de discuter avec eux. Dès que je suis arrivée ici, ils m’ont tous accueillie avec de grands sourires et aucun d’eux n’a jamais remis en cause ma présence. Alors même que je suis la seule femme à travailler ici et que je n’ai aucune expérience dans le domaine de la sécurité.
– Réfléchis-y, ça serait sympa de te voir en dehors d’ici.
Au moment où Tom prononce ces mots, le visage d’Enzo pâlit. Il fait un signe à son collègue qui déglutit avant d’enchainer.
– C’est juste qu’à l’extérieur on est tous un peu différents. Pierre était cool quand il est venu, ça révèle une autre facette.
Je ne comprends ce besoin de précision qu’au moment où David passe à côté de moi pour accéder au frigo.
Tom a l’air mal à l’aise, alors même qu’il n’y a aucune raison. Je ne dois rien à David.
– Je vais y réfléchir, peut-être que je viendrai vous aider un jour.
Enzo sourit et Tom se détend, mais lance quand même un regard vers David. Il se tourne vers nous, sa bouteille d’eau fraiche en main.
– Tu veux t’occuper des ados ?
– Pourquoi pas ? Ça pose un problème ?
Il me jauge quelques secondes avant de répondre nonchalamment.
– Tu fais ce que tu veux.
Satisfaite, je pivote vers Enzo et Tom qui ont l’air crispés. Je leur offre un sourire rassurant avant de prendre la direction de la sortie, mais David m’interpelle.
– Attends. Faut que je te parle de jeudi.
Je soupire tandis que nos collègues nous laissent seuls. J’évite au maximum d’être seule avec David, mais je ne vais pas y couper cette fois.
– J’ai repoussé la présentation de jeudi.
– Pourquoi ? On est prêts. Le dossier est bouclé.
– On a… d’autres priorités.
– Lesquelles ?
Il ne répond pas et se contente d’ouvrir sa bouteille et de se servir un verre. Je suppose qu’il doit parler de Pierre. Les autres sujets concernant l’entreprise ne méritent pas de garder le secret.
– Pierre va venir aujourd’hui ?
– Je sais pas, je suis pas sûr. Il va… pas très bien.
– Sans rire !
Mes mots grinçants le font grimacer. Pierre est son meilleur ami, c’est normal qu’il veuille le défendre, mais je ne peux pas accepter ce qu’il fait à Chloé sans réagir. Il a beau être mon patron et mon ami, je ne laisserai pas passer ça sans un savon bien senti.
David repose son verre et me fixe comme s’il s’attendait à ce que je me défoule sur lui.
Calme-toi, Alice, c’est pas sa faute cette fois.
– Comment va Chloé ?
Non, mais il plaisante ?
– À ton avis ? Tu as vu ce qu’il a fait, non ?
– On pensait que vous veniez pas.
– Ça excuse pas son comportement ! Lui dire qu’il l’aime et partir comme ça sans…
– Il a ses raisons de…
– Quand on aime quelqu’un, on part pas !
Merde ! C’est sorti tout seul.
David se tait, immobile. Il sait tout comme moi que ma remarque ne concerne en rien Pierre et Chloé.
– Je dois retourner bosser.
– Alice…
Je ne l’écoute pas et retourne à mon bureau sous l’œil inquiet de nos collègues qui discutent dans le patio. Ce n’est pas la première fois qu’ils sont témoins de la tension entre nous.
Je soupire, repoussant une mèche de cheveux derrière mon oreille. Ça fait des heures que je scanne, que je classe, que j’archive. Tout ça pour quoi ? Pour un patron qui ne daigne même pas se montrer et un autre que je dois garder à distance ?
Je jette un coup d’œil à l’horloge murale. Midi passé. Pierre devrait être là depuis longtemps, lui qui arrive toujours le premier. J’avais prévu de lui dire ses quatre vérités, de lui faire comprendre à quel point son comportement envers Chloé est inacceptable et complètement incohérent. Mais il a visiblement décidé de jouer les abonnés absents.
J’oscille entre la colère contre lui et une tristesse intense. Même si je lui en veux pour le moment d’espoir qu’il a offert à Chloé avant de le briser, j’ai bien vu qu’il était affecté. Sa fuite était assez parlante.
J’épluche un énième dossier quand des bruits de pas me font lever la tête. Mon cœur rate un battement quand je vois David qui s’approche de mon bureau, un sourire charmeur aux lèvres.
– On sort ?
Sa voix est chaude, séduisante. Pendant une seconde, je suis tentée d’accepter. De laisser tomber ces dossiers poussiéreux, de m’évader quelques minutes avec lui. Mais je ne peux pas. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs, lui laisser croire que quelque chose est possible entre nous. Et je n’ai pas complètement refoulé la rancœur qui s’est réveillée ce matin.
– Pour quoi ?
– Pour manger. Il est midi. Y a un bar à salade au coin.
– Tu m’as pris pour un lapin ?
– Non, c’est… En général, tu… Les filles aiment les salades pour…
Il se dandine sur ses pieds, cherchant comment se sortir du pétrin dans lequel il s’est fourré tout seul.
– Enfin bon, tu viens ? On va où tu veux.
– J’ai pas faim.
Son visage se referme quand mes mots claquent sèchement. Il entre dans mon bureau et s’approche à petits pas.
– Alice, s’il te plait. Je voudrais qu’on discute.
– De boulot ?
– Non.
– De quoi ?
– Tu sais de quoi.
Une violente pression se met à enserrer mon cœur. Je refuse d’en parler, il n’y a rien à dire de plus, il a déjà tout dit il y a des années de ça. Tous les souvenirs remontent et avec eux une colère sourde déferle dans mes veines.
Je serre les dents pour me contrôler et éviter de hurler. Nos collègues ne sont pas loin. Ils peuvent tout entendre.
– Non. Tu es mon boss, je suis ton employée, point. On ne parle de rien d’autre.
– Alice…
– J’ai dit non.
Ses yeux se plissent avant qu’une tristesse profonde les envahisse. Il bat en retraite sans chercher à négocier.
En le voyant partir tête baissée, ma colère reflue légèrement. Je n’ai jamais supporté de le voir triste ou blessé. C’est plus fort que moi. Mais je reste assise et je le regarde partir vers son bureau dont il claque la porte. Ça fait plusieurs fois qu’il essaye de parler de notre passé, et, je suppose, d’un futur hypothétique, mais c’est hors de question. Je n’ai pas la force pour ça. Le mélange de colère et de souvenirs qui me perturbent est trop dur à gérer, et s’il savait à quel point je lui en veux, il ne voudrait pas en parler non plus.
Je baisse les yeux sur les dossiers étalés devant moi. Soudain, ils me semblent encore plus insurmontables qu’avant. Comme si le simple fait de repousser David avait drainé toute mon énergie, toute ma motivation.
Mais je n’ai pas le choix. Quoi qu’il arrive, je ne pourrai jamais lui pardonner.
Mon regard dévie vers l’horloge affichée sur mon ordinateur. Je n’ai pas de nouvelles de mes parents depuis deux semaines, alors je décide de prendre l’initiative.
– Allo ?
– Ça va, maman ?
– Je travaille. Qu’est-ce que tu veux ?
Je ravale la boule géante qui vient de s’installer dans ma gorge. Je devrais être habituée à cette froideur, pourtant elle me surprend toujours.
– Je me disais que ça faisait longtemps que j’étais pas venue. Je pourrais passer ce week-end ?
– Fais comme tu veux. On est à la maison de toute façon.
Je me retiens de soupirer. J’aurais aimé un peu d’enthousiasme pour une fois.
– Je te préviens si je passe, d’accord ?
– D’accord.
– Je t’aime, maman.
Pour toute réponse, le tintement de fin d’appel résonne à mon oreille. Elle a raccroché.
Mon cœur se comprime douloureusement tandis que je repose mon téléphone.
Je déteste cette journée.
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